France Gall, son défi par amour

France Gall a choisi «Taratata», le samedi 10 avril sur France 2, et “Télé 7 Jours”, pour évoquer son grand retour face au public, du 1er au 6 juin à Paris.

Elle parle avec sincérité et dignité de celui qui lui a tant donné, pour sa carrière de chanteuse et pour sa vie de femme. Les années de bonheur l’ont aidée à affronter ce qu’elle vit aujourd’hui, à être plus forte.

Au dernier étage d’un immeuble bourgeois du 8e arrondissement à Paris, un appartement ouvre, comme un loft, par de grandes baies, sur le ciel. Sièges tendus de couleurs vives, tableaux bariolés, voix d’enfants qui jouent dans la pièce à côté au sortir de l’école. Cette maison-là vit, rit. Quel âge a-t-elle donc ? Quand on voit France en caleçon et grand pull pénétrer dans la pièce, on se demande comment elle peut déjà avoir d’aussi grands enfants. Il y a bien sûr ses quelques fines lignes au coin des yeux, quand elle sourit … Car elle sourit souvent. Chaleureuse, sans détours.

On va vous retrouver seule sur scène, du 1er au 6 juin, à Bercy. Ce défi est un hommage à Michel ?

Je ne fais pas ce spectacle pour Michel. La scène, on ne s’y lance pas pour quelqu’un, mais parce qu’on en a envie. C’est un rendez-vous d’amour. On vient prendre et donner. Je pourrais raconter que je le fais parce que c’était prévu «avant». C’était prévu à deux. J’y vais seule. Mais je crois que je n’avais pas d’autre choix. Il aurait été vraiment trop triste d’arrêter comme cela. La musique, c’est la vie. Ça continue. Bercy, ça s’est imposé à moi très vite, même si je ne l’ai vraiment envisagé sérieusement qu’après un certain temps.

Travailler pour ne pas penser?

Cela m’oblige à être hyper-occupée, à avancer. Et c’est évident que lorsque l’on a un projet, lorsque l’on crée, on n’a pas beaucoup le temps de se laisser aller au chagrin. Je mentirais en disant qu’il n’y a que cela. J’ai envie d’aller sur scène. J’ai envie d’être encore heureuse. Comme je dis à mes enfants qu’il y aura, pour moi et pour eux, encore plein de belles choses dans notre vie. Quand on perd quelqu’un, on se sent forcément toujours un peu coupable d’être encore là. J’ai pensé qu’il ne fallait absolument pas que je me punisse. J’aime chanter, j’aime être sur scène, c’est un plaisir pour moi. Il ne fallait pas que cela aussi disparaisse.

Pourtant, cette envie de chanter, ce plaisir de la scène, vous les aviez perdus?

Disons plutôt que, d’un seul coup, je ne voyais plus comment me renouveler. J’ai beaucoup aimé nos spectacles avec Michel. Le dernier notamment. Le soir de la dernière, à Bourg-en-Bresse, je me suis dit que je ne pourrais plus faire mieux, que j’avais atteint le sommet. L’apothéose. Et comme je n’envisageais pas de devenir une vieille chanteuse, je me suis dit que ce serait bien que ça s’arrête là, comme ça.

Sans aucun regret ?

Sans regret. J’avais incroyablement hâte d’arriver au terme de la tournée. Et d’ailleurs, la scène ne m’a pas manqué pendant quatre ans. Rien ne me manquait de ce métier. J’avais tout pour être heureuse. D’une certaine manière, j’avais eu tout ce dont je pouvais rêver. Des enfants merveilleux alors que j’avais longtemps craint de ne pouvoir en avoir, un homme hyper-brillant qui avait bien voulu m’épouser – on a beau dire, on reste fleur bleue et cela fait du bien de penser que l’on vous a choisie – un métier où je faisais ce que je savais faire le mieux : chanter. D’un seul coup, j’ai pensé à l’avenir. Il fallait que je réfléchisse.

Une sorte de crise de croissance ?

Je m’aperçois que toutes les femmes autour de 40 ans connaissent cela. Pendant une partie de la vie, on mène tout de front : le métier, le mari, les enfants. On ne fait d’ailleurs jamais tout bien en même temps. Et puis, on s’aperçoit que l’on a oublié de penser à soi. Parce que dans tout cela, c’est toujours soi que l’on sacrifie un peu.

Vous vous étiez “perdue de vue” ?

Sans m’en rendre compte et dans le plus parfait bonheur. Moi, j’était enchantée de me laisser emporter. Michel disait mieux que moi les choses que je ressentais. Il avait un esprit tellement clair, tellement rapide. Il avait une telle énergie. C’était très facile de vivre à côté de lui. Je suis quelqu’un qui aime la vie, qui aime bien manger, recevoir des amis, j’aime ma maison. Michel étant plus abstrait, je lui déléguais le soin de savoir vers quoi il allait nous mener. Je ne me posais pas de questions.

Et soudain, cela n’a plus été si clair ?

J’ai eu envie de casser tout cela. De tout remettre en question. Ce n’était pas très facile à comprendre. D’ailleurs, Michel, au début, n’a pas bien compris ce que je cherchais. Il me regardait, un peu atterré. Je disais non à tout ce qui ressemblait à ce que j’avais déjà fait et je ne savais pas exactement formuler ce que je voulais. Je me cherchais. J’ai mené la vie rude à tout le monde. J’avais emmagasiné des choses en silence mais contente d’être silencieuse, il fallait que ça sorte. Mais je ne suis qu’interprète. Je n’ai jamais écrit un mot, une note. C’était difficile d’expliquer.

C’est là que Michel est parti à Los Angeles pour y composer l’album « Superficiel et léger » ?

J’ai pensé qu’il fallait qu’il s’éloigne, qu’il aille travailler loin, qu’il s’évade du cocon familial. Je lui avais dit que si je recommençais à chanter, cela ne pourrait être qu’autrement, et avec lui. Il est parti la tête basse, pestant contre ce que je lui imposais. Et il a trouvé. Il lui a fallu toute son intelligence, toute sa sensibilité pour écrire exactement ce que je ressentais. Quand il est revenu, il était sûr de lui. Et il avait raison. Quand il m’a joué « Laissez passer les rêves » pour la première fois, j’ai su moi aussi qu’il avait tout compris. La suite de l’album a été plus simple.

C’était comme un nouveau départ ?

On avait décidé de chanter à Bercy ensemble, de faire de nouveaux albums, de nouveaux spectacles ensemble. De travailler sur des choses plus longues, plus durables. Nous avions fait un petit essai au New Morning pour quelques amis. Ça se passait très bien entre nous sur scène. Nous avions un dialogue assez rigolo entre nous. Une très grande complicité. Nous étions heureux …

Vous serez seule à Bercy.

Ça ne pourra être que très différent de ce que nous aurions pu faire ensemble et de ce que j’ai fait précédemment. Pour mon dernier spectacle, nous étions dix-sept. Nous ne serons que cinq sur scène. Je suis persuadée que ce sera plus fort que tout ce que j’ai fait jusqu’ici. Je chanterai des chansons à moi et des chansons de Michel. Nous avons refait toutes les orchestrations de mes chansons dans l’esprit de l’album. Les musiciens qui m’accompagnent sont ceux du disque. Ils effectuent un travail formidable. Pas pour moi, mais parce qu’ils aiment ce qu’ils font, parce qu’ils sont heureux, eux aussi, que les choses ne s’arrêtent pas là.

Michel, jusqu’ici, s’occupait de la mise en scène de vos spectacles. Qui en a la charge aujourd’hui ?

C’était ma principale préoccupation quand j’ai songé à ce spectacle. Jusqu’ici, je n’avais jamais eu aucune idée sur les spectacles. La liste et l’ordre des chansons, les musiciens, les lumières … Tout cela, c’était Michel. Un mois avant un spectacle, je disais en riant: “C’est dans un mois et il ne sait pas encore ce qu’il va faire !”

Je faisais confiance. Maintenant, c’est à moi de jouer. J’ai dit oui à Bercy sans savoir comment je m’y prendrais. Il fallait mettre la machine en route et y aller. Je m’y suis prise longtemps à l’avance.

Michel avait une étonnante facilité de décision ?

Moi, il faut que je tâtonne, que j’essaie toutes les possibilités avant d’être sûre. Depuis deux mois, je vais à Bercy tous les lundis. Les choses se sont mises doucement en place.

Comme dans un puzzle … J’ai découvert que finalement je savais ce que je voulais. Quand on vit aux côtés de quelqu’un de brillant, on apprend énormément sans même s’en rendre compte. Je n’ai jamais rien appris par moi même. Toujours à travers des gens. Sans Michel, je ne serais sans doute pas devenue celle que je suis aujourd’hui. J’ai emmagasiné des choses. Et aujourd’hui, je prends conscience d’une force en moi que je n’avais même pas soupçonnée.

Comme si, sans le savoir, vous vous étiez préparée à ce qui est arrivé ?

C’est inexplicable mais c’est vrai que j’ai parfois l’impression que ces années de bonheur, puis cette crise, m’ont aidée à affronter ce que je vis. Si je n’avais pas connu avant cette période de remise en question positive, je n’aurais peut-être pas été aussi forte aujourd’hui. Cela dit, je ne suis pas seule dans l’entreprise. J’ai mes enfants d’abord, pour lesquels il faut que la vie continue, les gens qui travaillent avec moi, comme Hervé Lebeau qui s’occupe de la coordination du spectacle, ou Coco Balavoine, la femme de Daniel, qui était l’assistante de production de Michel, et puis les musiciens. Nous avançons en équipe dans le même sens.

Vous aurez aussi le soutien d’un public qui a salué votre dignité dans le malheur.

On se sent loin d’une chanteuse, on se sent plus proche d’une femme. A la mort de Michel, j’ai énormément reçu de témoignages d’amitié. Tous ceux qui aimaient Michel se sont sentis un peu seuls. Michel aidait les gens à vivre à travers sa musique, à travers ses mots. Cet amour des gens pour lui me revient un peu aujourd’hui. On attend quelque chose de moi. Cela aide beaucoup. Je ne suis plus seulement la petite blonde qui chante. A travers ce malheur, les gens ont perçu que j’existais aussi différemment. Il me l’ont écrit. Cela m’a encouragée à remonter sur scène.

Vous allez chercher sur scène un bonheur que vous n’y avez pourtant pas toujours éprouvé.

Je n’ai commencé à me sentir heureuse dans ma vie et dans mon métier qu’à 30 ans. Quand je suis montée sur scène pour la première fois, j’avais 15 ans. Et pour moi, la scène c’était l’horreur. Évidemment, il y a pire. Mais quand on se retrouve sur scène et que l’on vous insulte, quand on colporte des horreurs sur vous, il faut vraiment être costaud. J’ai longtemps détesté ce métier. Michel m’a appris à l’aimer, à me sentir bien sur scène. Mais on garde en soi les blessures que cela vous a infligé. On serre les dents mais, quelque part, on se dit qu’on est forcément coupable de la haine que l’on suscite. J’ai mis dix ans à m’en remettre. Ces quatre ans de silence m’ont servi aussi à cela. A faire le tri. A faire un retour sur cette jeunesse qui m’était passée sous le nez.

Vous devez éprouver une grande sympathie pour ces « bébés stars », comme Vanessa Paradis, que leur carrière détourne de la vie des filles de leur âge ?

J’ai beaucoup d’admiration pour elles et aussi une grande tendresse. Je sais quels sont les sacrifices qu’il faut à cet âge, le courage nécessaire pour supporter de vivre dans un univers très agressif où l’on ne vous fait pas de cadeau. Un jour ou l’autre, tout cela se paie. J’ai eu énormément de chance. J’ai rencontré quelqu’un qui, dès notre première rencontre, s’est mis à mon écoute. Michel donnait beaucoup aux autres. Il savait observer, guider. J’avais confiance en sa générosité. Jane Birkin disait récemment qu’elle n’imaginait pas chanter un jour quelqu’un d’autre que Gainsbourg.

Je la comprends. Il me serait impossible de travailler avec quelqu’un d’autre que Michel. J’ai appris aussi qu’il ne faut jamais dire jamais. La musique m’aide à vivre. Elle m’a rendue gaie. Aujourd’hui encore, quand je me coule dans celle de Michel, je suis gaie. Et pour mes enfants, pour moi, je veux encore que ma vie soit gaie.

Magazine : Télé 7 Jours
par Martine Bourillon
Date : 10 au 16 avril 1993
Numéro : 1715

À découvrir

Vidéos