En appuyant sur le bouton du digicode qui porte toujours le nom patronymique de Michel, une phrase m’est subitement revenue en mémoire.
C’était il y a presque dix ans. En me raccompagnant à la porte, dans ce même hall d’un immeuble parisien, France Gall m’avait murmuré dans un sourire : « Parfois, j’ai vraiment l’impression de vivre avec le professeur Tournesol. »
Durant deux heures, à la veille de la sortie de leur album en duo, Double jeu, tandis que Michel Berger s’affairait, sur la mezzanine, dans son capharnaüm de poèmes, de partitions et de Post-it, nous avions évoqué l’incroyable richesse de leur collaboration artistique, et aussi le caractère indestructible d’une osmose unique nourrie d’amour autant que de complicité.
Aujourd’hui, le « Tournesol » a tourné sa tête vers d’autres soleils, il s’en est allé vers ce « Paradis blanc » où sa fille, Pauline, éternel petit ange de dix-neuf printemps, l’a rejoint. Pourtant, aussitôt rouverte la porte de l’appartement où France vit avec son fils, Raphaël, ce sont la même harmonie, le même esprit de clan, le même art de vivre et d’aimer qu’exhale autour du grand piano noir une déco chatoyante.
Cette sensation de pérennité, ce sentiment de legs, cette dimension de challenge face aux affres du destin, bref cette « aptitude à avancer – comme elle le dit elle-même – autant par le bonheur que par les choses incroyables qu’on nous donne à surmonter », ce sont les évidences du magnifique autoportrait que France Gall a préparé pendant un an. Un document télévisuel exceptionnel truffé d’images inédites, de films d’archives ou personnels, de confidences et de musique, par lequel l’artiste et la femme renouent avec la création, mais aussi la communication.
« N’allez pas parler de grand retour ou de choses comme ça, précise-t-elle d’entrée. Ce film, c’est juste un coucou, une manière de donner des nouvelles, une réponse à tous ceux qui osent ou n’osent pas me demander comment ça va et me poser toutes sortes de questions. Après le départ de Pauline, le silence a été mon refuge. Ce portrait de moi, d’une vie incroyable et d’une vraie vocation de chanteuse qu’il ne sert à rien de faire semblant d’ignorer, c’est aussi une façon de bouger. »
Bouger, inventer, devancer les modes … En voyant défiler les images de sa carrière, on réalise à quel point France Gall a marqué l’époque. À quel point surtout, victime ou décideuse, mais toujours inspirée, elle a été un précurseur. Pendant l’avant-Michel, d’abord, avec cette voix adolescente qui irritait certains mais a fait tant d’émules. Durant cette flamboyante collaboration avec Gainsbourg parachevée par un triomphe en forme de malentendu. « Annie, nous raconte-t-elle, m’a forgé à vie un côté introverti et une certaine méfiance. Je l’ai vécu comme une sorte de viol. Une trahison des adultes qui, ensuite, m’a valu de passer pour une idiote et de recevoir pendant dix ans des lettres d’obsédés sexuels. »
Puis survient l’extraordinaire rencontre avec l’homme et l’artiste de sa vie.
« Je chantais et il pensait tout le reste. Avant lui, malgré le succès, je n’avais jamais été bien dans ma peau de chanteuse. Avec lui, je découvrais, fascinée, qu’on pouvait parler de choses graves avec légèreté. » C’est exactement ce que démontre son film.
C’est aussi pourquoi elle refuse désormais de s’adonner aux interviews classiques : « Je me suis beaucoup trop lâchée après la mort de Michel et, aujourd’hui, je ne supporte pas de relire mes réponses. Ce n’est pas tant parler qui me déplaît que voir, ensuite, les mots écrits. Sans musique, sans contexte, ils alourdissent les choses et blessent ceux qu’ils concernent aussi. Que Raphaël découvre mieux ma vie à travers un film, cela m’émeut et me ravit, mais que je parle de lui dans un journal, que j’y évoque des sentiments qui nous appartiennent, cela n’est pas décent. »
Comment pourtant raconter France sans parler d’amour ? Qu’elle ait choisi, pour le faire, des chansons et des images relève d’une grande subtilité.
« Vous avez vu comme notre bonheur transpire ? souligne-t-elle en nous toisant d’un regard malicieux. Vous avez vu comme c’est une belle histoire d’amour ! » Une histoire qui, pour beaucoup, serait devenue insupportable sans Michel, et carrément invivable après Pauline. Ajoutons à cela d’angoissants problèmes de santé et la perte de sa meilleure amie. Quelle force anime donc ce petit bout de femme dont chaque frémissement est dicté par le cœur ? A cette question aussi le film apporte des réponses manifestes bien qu’indicibles.
D’abord il y a la musique, viscéralement greffée en elle : « Après la mort de Michel, c’est elle qui m’a aidée à me soigner. » En retournant en studio et sur scène à Bercy escortée d’une bande de rappeurs, France exprime toute son inventivité et introduit la gaieté de ces gamins dans sa vie et surtout dans celle de ses enfants. Elle retrouve aussi ce public qui l’aime depuis toujours et qu’elle découvre différemment : « J’ai compris la forme qu’il avait et je l’ai enfin aimé pour sa consistance. »
Ensuite il y a les bonnes décisions : « Nous sommes partis tous les trois aux États-Unis car Michel souhaitait que les enfants parlent anglais. C’était la découverte d’un Nouveau Monde qui fait désormais partie du mien. L’anonymat et le sentiment d’évasion, cela fait parfois du bien. »
Depuis que Pauline n’est plus là, France se partage d’ailleurs entre trois villes dont elle confesse avoir besoin. Paris, évidemment, parce qu’il y a son fils, parce qu’il y a sa mère, dont elle vient de fêter les quatre-vingts ans. New York, ensuite, dont elle dit que les récents attentats lui ont « brisé le cœur ». Dakar, enfin, où elle s’est constitué un cercle d’amis véritables et si étrangers aux mille et une trahisons qu’elle a subies ces dernières années.« Dakar, mais surtout mon petit îlot loin de tout et des fausses valeurs. C’est un endroit qui m’a littéralement saisie. Je n’ai pas envie d’expliquer pourquoi pendant des heures mais je peux tout de même vous répondre : parce que c’est ailleurs, parce que c’est simple ! »
Magazine : Gala
Par Alain Morel
Photos : Mamadou Toure Behan
Date : 27 septembre 2001
Numéro : 433