Aussi curieux que cela puisse paraitre, jamais personne ne l’avait contactée pour lui proposer de réaliser un portrait pour la télévision.
« Je suis sans doute trop insaisissable », nous dit France Gall avec un rien d’amusement, en attaquant d’une fourchette enthousiaste son assiette froide fromage-salade.
Confortablement installée dans son canapé noir et blanc, elle tente de nous expliquer, sans trop d’émotion ni slogan racoleur, pourquoi elle vient de donner un an de sa vie pour confectionner l’autoportrait que diffusera France 3, le 9 octobre. Scellant ses retrouvailles avec le public, ce document va forcément créer l’événement.
« Des raisons, il y en a plusieurs, précise-t-elle. D’abord, depuis la mort de Pauline, je culpabilisais d’avoir si peu donné de nouvelles à ceux qui ont eu de la peine. Ensuite, je sentais que j’avais envie de faire quelque chose. Je pouvais mentalement, à nouveau, concevoir un projet. J’aurais aussi bien pu écrire un livre, mais ce n ‘est pas mon domaine. Enfin, je savais que sur France 3, on me laisserait faire ce que je voulais. Sans pression ! »
Alors, France s’est mise au travail pour faire « son » film. « En fait, raconte-t-elle, c’est « ma » vision, mais c’est « notre » film. A ceux qu’il implique comme à ceux qui s’y sont impliqués. J’étais loin de m’imaginer ce que ça allait représenter. »
Des milliers de photos ou films de famille, des centaines d’heures de télévision à visionner ou de chansons à réécouter … France s’occupe de tout, musique, montage, voix off. Elle regarde sa vie défiler et la reconstitue avec le mélange de jubilation et l’émotions vives qu’on imagine. Avec également l’étonnante maîtrise qui la caractérise de livrer la vérité pure sans s’adonner à l’indiscrétion. Quand on lui demande si elle se serait volontiers fait monter quelques images en boucles, un sourire d’une tendresse infinie illumine son visage : « Oh oui. Certaines images de scène, au Palais des Sports et au Zénith, notamment, et puis, côté privé, toutes celles avec les enfants. C’est du bonheur à l’état pur ! J’adore aussi la scène de la bagarre dans l’herbe avec Michel. On y retrouve toute l’incroyable et unique complicité qui nous unissait. Au fait, je tiens à vous signaler qu’à la fin, c’est moi qui ai gagné ! »
Des instants qui parlent à sa place et nous éclairent sur sa vraie vie de femme et de mère. « Quand on a des enfants, tout naturellement, on ne peut plus penser à soi. »
Mais aussi sur sa vocation de chanteuse. « Je n’ai jamais voulu accepter l’idée que j’étais faite pour ce métier mais, après avoir travaillé sur ce film, je ne pense plus nier que j’étais totalement faite pour chanter (sourire). »
Son autoportrait regorge de moments privilégiés. Ils dissipent au passage bon nombre de malentendus et nous révèlent la constante modernité de l’artiste, comme la farouche intégrité d’un sacré petit bout de femme.
Qui aurait imaginé qu’elle avait pleuré quand on lui a changé son prénom ? Qui savait que, lors de la répétition du concours de l’Eurovision, découvrant sa chanson Poupée de cire, poupée de son, le grand orchestre symphonique l’avait littéralement huée ? Qui se souvenait d’ailleurs que sa collaboration et sa « drôle de relation » avec Gainsbourg – auteur du « Annie aime les sucettes » qui, en violant sa candeur, lui a fait tant de mal – avaient duré cinq ans ?
Qui, enfin, aurait cru qu’on puisse, en quelques années, subir sans devenir folle la perte d’un ami nommé Balavoine, les décès de son père et de son beau-père, la mort de l’homme de sa vie et de sa meilleure amie, l’attaque invalidante d’une maladie pernicieuse ? Puis la fin insoutenable de son propre enfant, l’impossible séparation d’un ange de 19 ans prénommé Pauline ?
« Personne, pas même moi, se contente de nous répondre France, en m’exhortant à me souvenir des moments heureux que j’ai eu la chance de partager avec ceux de son « clan ». C’est pourquoi, aujourd’hui, je ne peux plus jamais être ni tout à fait gaie, ni tout à fait triste. Sauf quand les images des attentats de New York ou toute évocation de séparation fatale entre gens qui s’aiment me brisent à nouveau le cœur. »
Ses solutions se résument en une philosophie qui servira sûrement de bouclier à beaucoup. Par respect pour la vie, par foi en ceux ou celui qui la donnent, par amour de ceux qui l’entourent encore, et par volonté de leur insuffler de la gaieté, elle a réuni toutes ses forces. Pour se réjouir des bonheurs que lui ont donnés les siens, plutôt que de se laisser anéantir par le malheur de les avoir perdus.
Créer pour oublier
Elle ne souhaite d’ailleurs plus en parler, estimant à la fois que son film est sa réponse et que si la musique, après Michel, puis le silence, après Pauline, l’ont aidée à se soigner, elle ne veut plus en sortir que par la création. Alors, bien sûr, pour nous faire plaisir, elle nous raconte que le soir de l’Eurovision, après avoir chanté sans illusion, elle était partie seule s’installer devant un café au lait clans un bistrot de Milan et n’a découvert sa victoire que sur l’écran de télé qui y trônait ! Elle revient aussi sur les larmes de son changement de prénom : « du temps d’Isabelle, j’étais heureuse et insouciante. Dans les fêtes de classe et de famille, je chantais Isabelle, si le roi savait ça et le petit succès que cela me valait suffisait à ma fierté. Ce que je n’aimais pas, c’était mon nom : Gall. A cause de l’école et des quolibets du genre « Tu as la gale ». Et ce qu’on décide de changer, c’est mon prénom, pas mon nom ! Alors, j’ai fait confiance aux adultes, mais j’ai perdu confiance en moi. Aujourd’hui, France Gall, c’est bien moi, mais il m’a fallu faire un long travail. C’est pourquoi je suis si contente que les adolescents de notre époque puissent faire valoir leur manière de penser, leur esprit neuf, leur enthousiasme. »
Dakar, son refuge
Ce qu’elle ne veut plus, c’est trop parler et livrer en pâture des douleurs qui deviennent indécentes dès qu’elles sont imprimées. Alors elle positive, nous confesse que les choses incroyables que le destin nous donne à surmonter nous font avancer vers une meilleure compréhension de la vie ; puis elle nous parle de Dakar. Son refuge que « Michel ne trouvait pas assez moderne » mais où elle vit entourée de gens simples dont certains « ne possèdent rien et pourtant ont tout. »
Et puis, quand je lui demande pourquoi, tout au long du film, on la voit tripoter son pied nu, elle dit qu’elle ne s’en est pas rendu compte au tournage et qu’elle ne trouve pas d’explication. Et quand je lui propose une traduction lacanienne en lui disant qu’elle a dû « prendre son pied » à renouer le dialogue avec le public qui l’aime, elle se contente, en guise sans doute d’acquiescement d’éclater de rire !
Magazine : Télé 7 Jours
Date : Du 6 au 12 octobre 2001
Par Alain Morel
Numéro : 2158