Interview de France Gall : les chanteurs ne trichent pas

France Gall ne chante plus depuis que sa fille Pauline a été emportée par la mucoviscidose, en 1997, à l'âge de19 ans. Mais elle accompagne aujourd'hui la sortie de son intégrale Warner : Évidemment.

“La même voix acidulée qui secoua la France de De Gaulle. Le même punch et la même flamme que dans les années Berger. Des baskets aux pieds, une cigarette allumée pour le geste, la frange immuable du temps des yé-yé…

France Gall ne chante plus depuis que sa fille Pauline a été emportée par la mucoviscidose, en 1997, à l’âge de 19 ans. Mais elle accompagne aujourd’hui la sortie de son intégrale Warner : « Évidemment ». Soit 13 CD et des chansons inédites, dont « Je suis une femme, tu sais », qu’elle compte offrir au mouvement Ni putes ni soumises.

Au milieu du salon de son appartement parisien, le piano noir de Michel Berger, disparu en 1992, en impose. Sur une table figurent des demandes d’adaptation de « Starmania », des livres d’architecture, des notes écrites dans la nuit pour son anthologie… À 57 ans, France vibrante, France profonde, revient sur les soleils forts et les ombres très noires de sa vie et parle avec des silences et des fous rires.

La dernière fois que vous avez donné de vos nouvelles, c’était en octobre 2001, lors de la diffusion sur France 3 de « France Gall par France Gall ». 9 millions de téléspectateurs ont suivi ce documentaire. La chaîne a reçu des milliers de fax et de lettres…

« C’est ma plus belle réussite. Je n’écrirai jamais d’autobiographie. Mon livre, c’était cet autoportrait que j’ai voulu le plus sincère possible. Les chanteurs ne trichent pas. Chanter, ce n’est pas simplement aller chercher de l’air et le ressortir en mots et en notes. C’est donner, se livrer, s’exposer. Y’a du danger, déjà rien qu’en entrant dans le studio d’enregistrement. Ce moment-là va transformer votre existence, on le sait. Michel [Berger] et moi étions d’ailleurs toujours malades, les premiers jours : il a réalisé tous ses disques enrhumés. »

Lorsqu’on écoute votre intégrale des années Warner, qui court de 1974 à 1997, c’est toute une vie qui chante. Car tout le monde connaît « Il jouait du piano debout », « Ella, elle l’a », « Cézanne peint », « Diego libre dans sa tête », « Babacar »…

« Qu’est-ce que c’est gai ! On ne s’ennuie pas dans cette vie-là, cela s’entend. On traverse des époques, mais ça reste très moderne, très rock. Ma façon d’interpréter a toujours été battante. Lorsque les élèves de la Star Academy 2 ont choisi pour hymne « Musique », j’ai trouvé leur version mollassonne. Quel contresens ! »

C’est vrai que dans vos chansons – « Résiste », « Bats-toi » – vous montrez l’âme d’une guerrière. Ce caractère a dû vous servir à surmonter les drames qui ont assombri votre vie privée ?

« La vie n’est qu’une succession de rôles qui révèlent ce que vous êtes. Je peux sembler fragile, mais il y a aussi en moi une femme énergique, courageuse, je crois, et cette femme-là fait ce qu’elle peut devant l’adversité. On ne peut pas présumer de ses réactions avant d’éprouver la souffrance physique et la souffrance morale. C’est le sens du mot “épreuve”. J’ai vécu les choses en face, sans m’apitoyer, sans fuir, sans effacer – cela n’aurait servi à rien. Quand j’ai eu mon cancer [du sein], mon premier réflexe a été de le cacher ; il y a toujours ce sentiment un peu honteux devant la maladie. C’était en 1993, je devais annuler mon spectacle à Bercy et mes amis me poussaient à me faire plâtrer une jambe pour ne pas alimenter les conversations de comptoir. J’ai dit la vérité. Pourquoi mentir ? J’ai sans doute alimenté les conversations, mais différemment, et cette attitude m’a aidée. Pourtant, il y a eu un immense changement après la mort de ma fille. Je ne serai plus jamais la même. »

Michel Berger était encore présent quand la maladie de Pauline s’est déclarée. Avez-vous réagi de la même façon ?

« Notre insouciance s’est envolée le même jour. Michel m’a beaucoup épaulée. Ses chansons, y compris les plus graves, sont pleines de messages positifs, de légèreté, d’espoir. Michel avait le don de rester gai ; pourtant, on le croyait sombre. Ce qu’il avait vécu dans son enfance, le départ de son père quand il avait 8 ans, semblait s’être imprimé sur son visage. Moi, je trouvais merveilleuse la façon dont il me voyait, dont il me faisait parler de mon père : “Mon père m’a embrassée peut-être plus que de raison…” [Elle chantonne.] Lui considérait qu’il n’en avait pas eu. »

C’est ce père qui vous a donné tant de force ?

« Pas du tout. Papa, qui était chanteur et auteur – notamment pour Aznavour – était quelqu’un de très, très angoissé. Il avait 2 mois quand mon grand-père a été tué à la guerre de 14-18, et ma grand-mère, la fameuse “Mamma” chantée par Aznavour, qui était en fait un tout petit oiseau, l’a élevé seule. Je crois que c’est une question de tempérament. Enfant, on me surnommait “le Petit Caporal”. Plus tard, Serge Gainsbourg m’a fait donner des ordres dans mes chansons : “Attends ou va-t’en…”, “N’écoute pas les idoles…”, “Laisse tomber les filles…”. Michel a poursuivi avec des refrains à l’impératif : “Débranche…”, “Résiste…”, “Mais aime-la…”. »

Dans quelle ambiance familiale avez-vous grandi ?

« Très musicale. Mon père avait été formé au chant classique. Et puis il y a eu la guerre de 39-45… Sa vue étant mauvaise, on l’a chargé de distraire les militaires dans les hôpitaux avec André Claveau. Il n’allait pas chanter Schubert ! C’est ainsi qu’il a viré à la variété. Lorsqu’il a demandé la main de ma mère, elle lui a été refusée, car il n’était pas dans le classique : mon grand-père maternel, Paul Berthier, venait de la musique liturgique (il a composé le célèbre “Dors, ma colombe !” qui a fait le tour du monde, et cofondé les Petits Chanteurs à la croix de bois). Alors mon père a… enlevé ma mère, et il a écrit son premier succès, “Monsieur Schubert”, comme un pied de nez ! Papa me réveillait la nuit pour suivre Charles Aznavour en tournée ou rendre visite à Édith Piaf, boulevard Lannes. Petite fille, je traînais dans les coulisses. »

Est-ce que Piaf a eu des résonances en vous ?

« Inconsciemment. Quand j’ai fait le palais des Sports, en 1982, le directeur de la salle a confié à mon producteur : “France est la seule que j’aie vue – avec Piaf – interpréter une chanson de la racine des cheveux à la plante des pieds.” C’était un super-compliment. Je me rappelle que Piaf [elle se lève] chantait d’un bloc, tendue, sans bouger. Tout son corps vibrait. Moi aussi. Je n’ai malheureusement pas sa puissance vocale, et je le regrette d’autant plus que, à la mort de Michel, j’avais besoin de chanter d’une manière brutale, dure, pour être en accord avec ce que je ressentais. »

De toute façon, vos racines sont dans le jazz ?

« À 10 ans, je connaissais par cœur les Double Six [elle claque des doigts]. Les super-45-tours des années 1960 contenaient quatre chansons. Pour la quatrième, je pouvais choisir ce que je voulais – souvent du jazz. Les plus grands musiciens français m’ont accompagnée : Eddy Louiss, Pierre Michelot… »

En 1965, Serge Gainsbourg écrit pour vous « Poupée de cire, poupée de son », qui assurera votre succès à tous les deux. Le disque, sacré grand prix de l’Eurovision, traduit en six langues, se vend à 3,5 millions d’exemplaires. Gainsbourg déclarera : « France Gall m’a sauvé la vie. J’étais un marginal, et depuis je ne le suis plus. »

« Serge avait 37 ans ; moi, 17. Lui et moi partagions le même producteur, les mêmes musiciens, le même photographe. Tous les trois mois, on goûtait ensemble et je lui parlais de moi. Puis il m’interprétait les nouveaux morceaux au piano. Il les jouait comme des comptines. Ça m’avait frappée surtout dans “Annie aime les sucettes”, ta-ta-tatatata. »

Les fameuses Sucettes…

« La trop grande innocence de la chanson me paraissait bizarre… Je savais bien que Serge allait enregistrer Je t’aime, moi non plus avec Brigitte Bardot et qu’il raffolait des doubles sens. Mais, bon… j’aimais la chanson. Après, quand j’ai compris, je me suis enfermée pendant au moins six mois. Je ressentais une tromperie des adultes. Une trahison. Car, eux, ils savaient. »

Gainsbourg vous a apporté une modernité. À la même époque, il publie d’ailleurs un disque avant-gardiste : Gainsbourg Percussions.

« Je crois qu’il a écrit ses chansons les plus modernes pour moi avant de les écrire pour lui. Je jouais le jeu. Il fallait quand même être drôlement courageuse pour défendre Poupée de cire…, un air que j’avais choisi entre dix. »

De 1963 à 1968, vous accumulez les tubes : Sacré Charlemagne, Bébé Requin, Baby Pop…

« Il n’y a rien à faire, je garde un mauvais souvenir de cette période. J’étais une adolescente mal dans sa peau qui avait besoin de liberté, ce qui n’était pas le cas : je ne prenais pas un jour de vacances. Quand j’allais au Drugstore [elle sourit], on m’insultait. D’ailleurs, lorsque Vanessa Paradis a subi le même sort, j’ai tout de suite pensé : “C’est la loi du métier. Tout se reproduit…” Je ne ressemblais pas à ces filles d’aujourd’hui qui en veulent, qui y vont. Moi, je freinais. Durant ma première interview, le journaliste m’a demandé combien de temps je comptais chanter. J’ai répondu : “Cinq ans.” Ça me paraissait le bout du monde. J’aurais eu 21 ans, l’âge de faire des choses sérieuses. En sortant, mon producteur m’a giflée. Les choses sérieuses, j’étais en train de les faire. »

Pourquoi a-t-on changé votre prénom, Isabelle ?

« Mon producteur était très professionnel : Isabelle Aubret était alors une grosse vedette ; garder ce prénom aurait donc été une chance en moins. Finalement, France, c’est mieux. Surtout à l’étranger. France Gall, ça sonne comme French Girl. »

Puis vous entamez une traversée du désert jusqu’au début des années 1970. Tout aurait pu s’arrêter pour vous s’il n’y avait eu la rencontre avec Michel Berger et un hit, La Déclaration d’amour, en 1974 ?

« Tout à fait. Michel voulait changer mon image, en tout cas, la rectifier. C’est vrai que, jusque-là, j’avais fait un peu n’importe quoi : chanté Tea for Two à la télé en nuisette avec Jean-Claude Brialy dans un lit de satin ; posé, le visage recouvert de concombre, pour la rubrique Beauté d’un magazine ; porté un mini-mini-short en couverture de Mademoiselle Âge tendre… J’étais une petite fille déphasée, perdue par rapport à elle-même, à son métier. J’ai vécu La Déclaration… et l’album qui a suivi, mon premier en douze ans de carrière, comme une renaissance. Michel m’a ouvert sur le monde. »

Et vous vous êtes engagée, notamment pour l’Afrique ?

« Avec lui, tout devenait évident. Michel et moi n’étions pas tout seuls. Goldman, Coluche, Cabrel, Souchon, Higelin, Sardou… Toute une génération qui n’appartenait pas forcément à la même famille musicale montait au créneau. Jack Lang était très fédérateur. Je me souviens d’un déjeuner à l’Élysée avec Coluche et Michel. François Mitterrand était un grand fan de Starmania et Michel profitait toujours de ces rendez-vous politiques pour demander quelque chose. Là, c’était la retraite des artistes. Coluche, lui, voulait parler de cul au président. Michel et lui sont restés brouillés un moment. »

Durant cette décennie, Michel Berger et vous êtes à votre apogée. Il a écrit plus de 450 titres. Comment définissait-il une bonne chanson ?

« Pour lui, une chanson qui n’était pas écoutée, qui ne marchait pas, était forcément ratée, du moins si elle se voulait populaire. Franchement, je connais peu d’artistes de cette époque qui ont autant travaillé. Toute sa vie passait à travers la musique. On aurait dit qu’il savait que le temps lui manquait. »

Véronique Sanson lui a rendu hommage dans l’album D’un papillon à une étoile. A-t-elle demandé votre autorisation ?

« Non. Elle n’en avait pas vraiment besoin et je n’avais aucune inquiétude. S’il y a une personne qui puisse comprendre la musique de Michel, c’est bien Véronique. »

Jacques Attali, dans la préface du livret de votre intégrale, vous appelle « Muse de France ». Vous avez inspiré Serge Gainsbourg et Michel Berger. Mais aussi Claude François : Comme d’habitude, c’est votre histoire à tous les deux…

« Claude m’a dit que cette chanson m’était adressée… peut-être pour m’émouvoir. Mais je ne vois pas le rapport entre le texte et notre rupture. Parce que le monstre que décrit la chanson, ce n’était pas moi. »

Votre histoire est, en somme, devenue un standard.

« C’est incroyable ! Vous en connaissez d’autres qui ont été écrites pour moi ? Je suis sûre que oui ! »

Au moins une : Souffrir par toi n’est pas souffrir, de Julien Clerc. C’est aussi vous qui l’avez inspirée !

[Elle s’esclaffe.] « Ça m’amuse. Moi qui suis tellement discrète ! Au fond, les gens ne savent pas du tout qui je suis. Ils voient juste mon côté simple. Mais j’ai ma part de complexité. »

Si beaucoup de chanteurs vous ont célébrée comme muse, le cinéma, en revanche…

« J’ai tout refusé ! Sylvie Vartan tournait Patate, Sheila, Bang Bang, Françoise Hardy, Grand Prix. Moi, rien ! J’avais supplié mon entourage de m’empêcher de faire du cinéma. La fiction et la composition, tout ce qui est faux, ne me ressemblent pas. »

On dit que vous avez rejeté des propositions de Claude Chabrol et de Maurice Pialat.

« Oui. Et aussi Adieu l’ami, avec Alain Delon. Robert Hossein voulait que je sois la partenaire de Johnny dans Point de chute. Cela aurait pu se faire. On avait rendez-vous chez moi. Il est arrivé très en retard. Entre-temps, j’avais commencé à monter une béchamel ou une sauce madère ; je ne pouvais donc pas m’interrompre, et il est reparti. »

[Elle rit.] « C’est vous dire à quel point le cinéma m’intéressait… »

Après ce regard nostalgique sur votre carrière, avez-vous envie de rechanter ?

« Franchement ? Non. Depuis le départ de Pauline, je ne veux plus chanter, c’est quand même très compliqué pour moi. Mais un non définitif serait idiot. »

Qui vous a sollicitée ?

« Pascal Obispo. Deux mois après la mort de Pauline, il m’a demandé un rendez-vous et est arrivé avec un album tout prêt. Ça m’a semblé très curieux. Je ne vais pas chanter pour chanter. Pourquoi faire quelque chose que j’ai déjà fait au mieux ? Quand j’ai voulu m’arrêter, en 1987, c’est parce que je me jugeais en haut. C’était l’heure de conclure. Mais j’ai continué. Aujourd’hui, je demande autre chose à la vie. J’ai besoin de calmer le jeu, de baisser le rythme. »

Votre fils, Raphaël, a 23 ans. Que fait-il ?

« C’est un musicien très doué qui souhaite prendre un autre chemin que celui de ses parents. Raphaël n’aime pas que je parle de lui : il veut rester à l’écart. Il a raison. Michel m’avait avoué, avant de disparaître : “Si je devais recommencer, je resterais dans l’ombre.” »

Et vous ? Si c’était à refaire ?

« Est-ce que je resterais dans l’ombre ? Oui. Oui. Je crois. Oui. Ce n’est pas intéressant, la lumière. La célébrité ne vous apporte rien. Au contraire : elle vous prive de la liberté. Moi, que je l’aie voulu ou non, tout m’a ramenée à la chanson. Michel, lui, a choisi d’être au-devant de la scène. Et, pour ce plaisir-là, la vie peut basculer. »

Le jeu en vaut-il la chandelle ?

« Si je devais revivre ma vie d’artiste, je la revivrais. Ma vie tout court, c’est autre chose. Je ne suis pas encore au point de vous répondre oui, mais je n’en suis pas très loin non plus. La récompense de tous nos maux, de toutes nos épreuves se trouve dans la compréhension de l’existence. »

Qu’avez-vous compris ?

« Je suis passée par tous les stades : très, très pieuse, athée, agnostique… Maintenant, je crois en une force créatrice au plus haut niveau qu’on peut appeler Dieu, sans pour autant m’enfermer dans une religion. »

Vous vous rendez souvent sur une île près de Dakar. Est-ce là que vous avez trouvé la sérénité ?

“Oui. Le silence guérit, mais il faut l’apprivoiser. Quand j’ai acheté ce cabanon, j’étais très entourée. Je rêvais de m’y retrouver seule et à la fois ça me paraissait le summum de la solitude. Désormais, lorsque je suis dans cette maison sans électricité à laquelle on n’accède qu’en pirogue, je vis dans un autre temps, seule avec mes livres, face à l’Atlantique. Je vis dans l’instant, sans peur du lendemain. Avant, l’avenir me terrifiait. Avec Michel, on se demandait ce qui allait nous tomber dessus, comme si c’était une règle. C’est une règle.”

Le bonheur n’a aucun sens … On n’évolue absolument pas dans le bonheur.

Magazine : L’express
Gilles Médioni
Date : du 04 au 10 octobre 2004
Numéro : 2779

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