Douze ans après la mort de Michel Berger, France Gall sort l’intégrale des « Années Berger ». Et rompt le silence pour en faire la promotion. Mais, au fond, elle reste absente.
Vous n’avez plus sorti de disque, ni chanté sur scène depuis 1997. Cela vous manque-t-il ?
Non, pas du tout. Il faut une raison pour aller en scène, c’est l’aboutissement de quelque chose. Après cette intégrale, je pense que je vais pouvoir non pas penser à mon avenir, mais vivre mon avenir. Voir les choses que j’ai envie de faire. Maintenant je sais ce qui me rend heureuse, je sens comment vivre… Est-ce que ça va passer par la musique ? Franchement, il y a de grandes chances. On verra. Je vis l’instant, le quotidien. Ici et maintenant.
Vous avez mis toutes vos activités musicales de côté à la mort de Pauline.
Effectivement, je n’ai rien fait depuis. Je ne suis pas revenue directement. Je ne me vois plus faire la même chose. L’intégrale, c’est une étape qui me rend très heureuse, c’est le côté léger du passé… C’est vrai. Mais je ne l’ai pas fait consciemment. Avant, mon bonheur était de voir mes enfants le soir et de les embrasser avant de se coucher. Depuis, j’ai besoin de phases de vide, pour mieux me remplir. C’est pour ça que je me suis investie à fond dans ce projet. Quand j’en aurai terminé la promotion, je me consacrerai de nouveau au vide. Le fait d’avoir traversé cette période, de m’être sortie du silence, m’aide à aller plus loin. Plein de choses émergent en ce moment, des envies, des idées… Ce besoin de silence avant, cela aurait été pour moi le comble de la solitude. Aujourd’hui, c’est le comble du bonheur. On change, quand même…
Le vide est-il synonyme de fuite ?
Ce n’est pas comme ça que je vois les choses. Je veux bien fuir le bruit, mais pas moi-même. Le vide, c’est pouvoir réfléchir encore, loin de tout.
Est-ce aussi la meilleure manière d’affronter l’avenir ?
Non. J’avais peur de l’avenir quand tout le monde était là. Maintenant, je ne le crains plus. Je ressens un grand avenir devant moi, un grand espace, beaucoup de place devant moi.
Vous vivez une partie de l’année à Dakar. Le lieu du vide ?
Oui, clairement, même si, une fois encore, je ne me pose pas ces questions. Je vis, je fais ce que je sens. Si j’y suis bien, j’y reste. Je ne pourrais pas expliquer pourquoi. J’ai découvert cet endroit en 1969… Depuis, j’ai le sentiment d’être une enfant là-bas, dans mon île. Je ne sors pas trop, je profite de la fraîcheur, de la naïveté ambiante… Pourtant je crois que je vais devoir partir. J’allais au bout du monde pour être tranquille et, depuis quelque temps, un Club Med est venu détruire ma quiétude. J’ai deux fois par jour des gens devant ma porte, qui viennent prendre des photos… Je suis plus à l’aise au milieu de Saint-Tropez que sur mon île. Donc je vais trouver un autre bout du monde, un autre ailleurs.
Est-ce un déchirement de partir ?
Cela fait quelques années que plus rien n’est un déchirement ! Si les choses devaient être un déchirement… Ne pas avoir de déchirements veut dire aussi ne pas avoir de fous rires. Je le remarque. Pour avoir un fou rire, il faut une certaine insouciance. Je n’en suis pas là. Le fou rire n’est pas revenu. Mais il faut faire comme Michel, toujours voir positivement les événements. Cela veut dire aussi qu’il peut revenir. Qui sait…
Êtes-vous heureuse aujourd’hui ?
Heureuse ? Être heureux, c’est se lever le matin et en être content. Dans ce cas, oui, je suis heureuse. Tout est un plaisir puisque j’ai conscience de ce qui me porte, je sais où je dois aller.
Revenons en arrière. Cette année, vous avez fêté vos quarante ans de carrière. Quel regard portez-vous sur votre période yéyé ?
Je pourrais l’effacer. J’ai eu plus de bonnes chansons que de bonheur. Je n’étais pas en harmonie avec ce que j’interprétais, ce qui est assez terrifiant… Même si Gainsbourg m’a fait don de quelques subtilités de sa plume… Je ne sais pas faire de cinéma, alors chanter des mots qui ne me convenaient pas… Je n’ai jamais su être autrement que moi-même.
Vous étiez jeune…
J’étais surtout très malléable. Quand j’ai voulu dire stop, on m’a répondu : « Ça va être difficile puisque tu as encore trois ans de contrat. » J’ai donc tenu mes engagements jusqu’en 1969. Et là, j’ai surpris tout le monde, j’ai cassé mon contrat, je suis partie, et j’ai merdoyé… Enfin, j’ai plutôt attendu l’arrivée de Michel pendant cinq ans. Et j’ai eu le temps de me rendre compte que je ne pouvais pas faire autre chose que de la musique. J’ai compris que j’aimais chanter et que je devais trouver quelqu’un pour écrire la musique de mes rêves. Michel a été celui-là.
Et vous-même, avez-vous suivi les carrières de vos contemporains ?
Je ne m’intéresse pas au passé. Parce qu’il n’y a pas de la place pour tous et que je ne suis pas du tout portée sur la nostalgie.
Quand vous chantez Michel en 1996, quatre ans après son décès, ce n’est pas de la nostalgie ?
Pas du tout ! Jamais ! Ce n’est pas parce que je voulais lui rendre hommage que j’ai fait un disque. C’est moi, c’est tout un travail, c’est de la création à part entière. J’avais envie de faire que la musique de Michel soit plus adaptée à mes goûts d’alors et, en même temps, réussir à le faire toute seule. C’était aussi apprendre à ne plus avoir son regard.
Depuis, vous n’avez plus mis les pieds en studio.
J’ai fait de la scène, l’Olympia, le concert acoustique privé…
Et en 1996 vous annoncez plus ou moins vos adieux à la musique…
Je comptais m’arrêter pour m’occuper de mes enfants. Ils avaient besoin de moi, ils avaient vécu un certain nombre d’épreuves, la mort de leur père, mon cancer du sein, que j’ai volontairement rendu public. J’avais envie d’être encore plus à leurs côtés. Puis j’ai vécu le deuil de Pauline…
Comment va Raphaël aujourd’hui ?
Bien, très bien même. Mais il n’aime pas que je parle de lui.
Chantez-vous encore ?
Pas de manière sérieuse. Je ne suis pas attirée, pour l’instant, par le monde du disque. Si je faisais de la scène, je ne pourrais plus chanter Michel. La vie est en train de me pousser, je ne sais pas vers quoi, mais je ressens cette montée, ce désir, cette demande.
En 1987, Michel disait : « Je suis le ciel, elle est la terre. » Comment vit-on sans ciel ?
Je ne vis pas sans ciel. Quand il est parti, on ne m’a pas enlevé quelque chose, on m’a juste repris quelque chose que l’on m’avait donné. C’est ma manière de penser, je ne peux pas faire autrement. À partir de là, tout est possible…
La même année, il écrivait : « Évidemment / On rit encore… / Mais pas comme avant. » Prémonitoire ?
Oui, bien sûr. On peut relire toutes mes chansons à l’aune de ce qui s’est passé dans ma vie ensuite, leur donner un nouveau sens. Évidemment, c’est ma chanson la plus triste, c’est ma chanson de l’absence. Pourtant, je suis toujours là, mais pas comme avant… C’est vrai.
« On ne voulait pas être le petit couple qui fait de la musique »
Juin 1992, le couple France Gall–Michel Berger publie Double jeu, un disque réalisé à quatre mains. Tout s’y veut novateur : dans la forme, dans le propos. Les chansons ne comportent pas de refrains, les mélodies sont beaucoup moins évidentes, plus langoureuses. Berger et Gall s’apprêtaient à le défendre sur scène. Hélas, le 2 août 1992, une crise cardiaque foudroie le compositeur.
« Ce disque tient une place à part dans ma discographie, admet France. Pour la première fois, Michel n’était plus tout seul — c’était un grand changement pour lui. J’avais commencé à imposer ma manière de voir pour son dernier album, Le Paradis blanc. À tel point qu’il m’a virée du studio ! » [Elle rit.]
« Je commençais à diriger les voix lors des séances, cela ne lui plaisait pas du tout ! En fait, Michel préférait les mélodies, il n’était pas passionné par les voix. Et moi, je le poussais à essayer des choses avec la sienne. Dans Double jeu, j’ai réussi à lui imposer nos deux voix très fortes, malgré des timbres diamétralement opposés.
C’était une nouvelle manière de travailler. Nous souhaitions depuis longtemps réaliser ce rêve d’un disque à deux, mais sans tomber dans le cliché du petit couple qui fait de la musique… C’est pour ça que nous avons mis un an à le faire.
Nous avons d’abord enregistré une première mouture, qui ne me plaisait pas. Alors j’ai demandé à Michel d’écrire différemment. Et là, il a commencé à faire Laissez passer les rêves. C’était douloureux pour lui, parce qu’il s’accrochait à des chansons qui, pour moi, semblaient tout droit sorties du passé. Mais lui les adorait, il avait du mal à aller vers quelque chose qu’il ne connaissait pas.
Moi je voulais du neuf ! Quand il est arrivé avec Laissez passer les rêves, j’ai voulu écouter. Il m’a dit : “Ce n’est pas la peine.” Il avait trouvé le truc. Nous tenions le bon disque. »
Magazine : Paris Match
Par Benjamin Locoge
Date : 4 novembre 2004
Numéro : 2894

