Le 2 août 1992, le chanteur décédait des suites d’un infarctus en vacances à Ramatuelle (Var).
Une tournée à venir avec France Gall, des projets de cinéma, l’envie de réussir à l’étranger, des tourments personnels … Il était alors à la croisée des chemins …
Le public réclame un rappel. Souriante, soulagée par le concert qui vient parachever des semaines de préparation, la chanteuse demande : « Michel, tu veux pas chanter Seras-tu là ? Elle est belle, celle-là. »
Premier lundi de l’été. La soirée est douce, ce 22 juin 1992, même si quelques gouttes sont tombées sur le bitume parisien. Au New Morning, charmante boîte de jazz installée dans l’ancienne imprimerie du « Parisien », près de la gare de l’Est, France Gall et Michel Berger viennent de jouer les chansons de leur premier album commun, « Double Jeu », tout juste sorti dans les bacs. Un événement, d’autant que France Gall avait annoncé à la fin des années 1980 vouloir se mettre en retrait après le triomphe de « Babacar ».
Seize ans jour pour jour que ces deux-là sont mariés. Date symbolique, concert qui l’est tout autant Avant une tournée à la rentrée qui doit les mener à la Cigale puis à Bercy, les deux géants de la chanson française n’ont réuni que des proches à ce showcase. Alors, à la fin, on joue les prolongations. Au débotté, France improvise une version de « Ma déclaration ». Au piano, Michel réplique avec « Quelques mots d’amour ». Suivent « La Groupie du pianiste », « Ella, elle l’a », « Évidemment » … instants rares, suspendus.
« C’était extraordinaire, se souvient Serge Perathoner, leur claviériste. J’avais installé au début du showcase une caméra. La batterie a lâché à la fin du premier morceau. Il n’y a aucune trace de ce moment. Mais c’est gravé dans nos cœurs. »
Épuisé après une année intense
Les vacances approchent. Elles vont faire du bien à tout le monde. Surtout à Michel Berger. À 44 ans, l’interprète de « Ça ne tient pas debout » est éreinté après une année très dense. Il y a eu cet album coréalisé avec la mère de ses deux enfants. « Ils n’avaient jamais eu un tel projet commun, il est né dans la douleur », synthétise l’ami Claude-Michel Schönberg, auteur du tube « le Premier Pas ».
L’enregistrement, au Face B, leur studio du 7e arrondissement de Paris, n’a pas été de tout repos. France Gall ne se contente plus de se mettre derrière le micro. Elle réoriente la production musicale. Il y a bien deux capitaines à la barre. Quelques semaines plus tard, lorsqu’un journaliste lui demandera si l’album ressemble plus à « son papa » ou à « sa maman », Michel Berger répondra : « Je pense que c’est un mélange. L’écriture est signée du père, une grande part de la direction du disque a été faite par la mère. Si j’avais composé tout seul, ce n’aurait pas été ce disque-là. »
« Malgré l’amour qu’il portait à France, il n’était pas habitué à coproduire, il n’avait pas forcément ça dans le sang », note l’éditeur Jean Brousse, compagnon de route de Michel Berger depuis le lycée Carnot, à Paris. « Michel intervenait moins qu’avant, il nous laissait beaucoup jouer. Avec une pointe d’humour, il nous disait , « Je n’entends plus trop mon piano, c’est normal ? » sourit Serge Perathoner. On formait une équipe de choc, c’était un travail de groupe, on fonctionnait à l’anglo-saxonne, presque comme du jazz. Lui qui sortait les idées de chansons de sa tête, de son cœur, de ses doigts, les meilleurs moments de sa vie, c’était quand il les créait avec ses musiciens. »
Le rêve de Broadway
Mélodiste de génie, parolier à fleur de peau, celui qui a su faire swinguer la langue française comme personne et broder sur mesure des tubes pour France Gall, Johnny Hallyday, Françoise Hardy ou Véronique Sanson rêve aussi en anglais cet été-là. Depuis un an, il travaille d’arrache-pied sur « Tycoon », adaptation dans la langue de Shakespeare de son opéra rock « Starmania ». Cette incroyable usine à hits en France (« les Uns contre les autres », « le Blues du businessman » … ) peine pourtant à s’exporter.
« Il se sentait très étriqué de Dunkerque à Marseille, de Strasbourg à Brest. Il voulait sortir du quadrilatère de la France, confirme Claude-Michel Schönberg. Ce n’était pas l’été de sa grande forme. Il avait l’impression de tourner en rond, il avait cumulé plusieurs niveaux de frustration. »
« Cette année-là, c’était un jour à Los Angeles, le lendemain à New York ou Londres, toujours entre deux avions. Il n’arrêtait pas », commente Thierry Boccon-Gibod, son ami photographe depuis l’adolescence. Mais pas facile pour un Frenchy de se frayer un chemin jusqu’à Broadway. « On a une réputation terrible chez les Anglo-Saxons : comédie musicale française, c’est une contradiction en soi pour eux », constate Claude-Michel Schönberg. S’il a réussi, lui, à percer en Angleterre avec « les Misérables », c’est accompagné d’un producteur local à l’initiative de l’adaptation. « Sans ça, c’était presque impossible, estime le compositeur. Mais Michel, c’était une forte personnalité, très intelligente, une volonté extraordinaire, vous ne pouviez pas lui dire : Laisse tomber, ça ne marchera jamais aux États-Unis et en Angleterre. Et puis, Starmania, c’est quand même la compilation des plus belles chansons françaises. »
Un autre projet anime secrètement Michel Hamburger, son vrai nom. Le cinéma. « Il se demandait, lui dont la manière de parler au monde était la musique, s’il serait aussi capable de se saisir de l’image », rapporte Jean Brousse. Avec Jacques Kerchache, le spécialiste des arts premiers qui donnera à Jacques Chirac l’idée du musée du Quai Branly, Michel Berger écrit un film sur les Indiens d’Amérique, une de ses vieilles passions. « Michel possédait une des plus belles collections de photos anciennes d’Edward Curtis (célèbre anthropologue spécialiste des Amérindiens), confie Thierry Boccon-Gibod. Il avait le financement pour tourner son film. Il était à un vrai tournant dans sa carrière. »
Dans sa vie sentimentale aussi, tiraillé par « les élans du cœur » pour reprendre le titre d’une chanson de « Double Jeu ».
La mort en embuscade
Et puis le deuil, la mort qui rôde. En dix ans, il a perdu son frère, ses proches amis Daniel Balavoine et Coluche. En ce début d’année 1992, le chanteur voit disparaître son papa. Jean Hamburger, grand professeur à qui l’on doit la première greffe de rein en France. Un père fuyard, longtemps absent, dont il avait fini par se rapprocher – à défaut de renouer avec lui – à la fin de sa vie après avoir appris que Pauline, la fille de Michel et France, était atteinte de mucoviscidose, terrible maladie génétique. Serge Perathoner, qui vient alors aussi de perdre son père, se souvient d’une conversation intime. « Michel m’avait dit cette phrase que je n’ai comprise qu’un peu plus tard : Les prochains, ce sera nous. Avec le recul, lui qui pesait chaque mot, je pense qu’il voulait dire que la logique, c’était de mourir avant ses enfants. Et pour lui, ça voulait dire avant sa fille. »
Pauline décédera en 1997, à 19 ans.
Fin juillet 1992. Jean Brousse retrouve Michel Berger dans un restaurant chinois à Paris. « Il était content, il partait en vacances. Lui qui vivait des situations très stressantes était extrêmement attaché à sa famille. »
Direction le Var. où il possède avec France Gall une magnifique propriété de 7 500 m2 sur les hauteurs avec piscine et court de tennis, à cheval entre Ramatuelle et Saint-Tropez. « En jouant, on peut changer de commune en changeant de côté », a coutume de s’amuser Michel Berger.
« Silence les grillons », dit la chanson. Ici, c’est silence le showbiz : les vacances sont douces, les rituels immuables. Le déjeuner au bord de la plage. La partie d’échecs à 17 heures avec le « voisin » Claude-Michel Schönberg. Ensuite, les matchs de tennis endiablés, souvent en double. Et les dîners simples et conviviaux, entre copains, chez les uns ou chez les autres. « Michel préférait ça à pas mal de mondanités que son statut lui imposait », rapporte Claude-Michel Schönberg.
En ce dimanche 2 août, la partition est entrecoupée d’une interview donnée à un journaliste, envoyé spécial du « Parisien ». L’occasion de parler de la tournée à venir. « Nous irons chanter dans des endroits où nous avons toujours eu envie d’aller, comme Phnom Penh, Hanoï, Shanghai, Dakar », annonce France Gall au reporter. L’interprète de « Débranche » évoque aussi sa déconnexion varoise , « Michel aime bien quand il y a beaucoup de monde, quand ça passe », confie France Gall.
Partie de tennis fatale
Johnny Hallyday est venu déjeuner le vendredi. « Chez toi, je me sens bien », a-t-il glissé à son pote Michel. Attablé, en short et chemise verte, Berger livre au journaliste une esquisse d’autoportrait. Sa dernière parole publique. « Plein de gens me croient blasé, froid, docile. En fait, je suis tout le contraire. J’ai en moi une pudeur et une distraction qui me font traiter par France de Professeur Tournesol. Mais j’ai aussi une vraie révolte contre un monde injuste où il est trop difficile d’être complètement heureux. »
Il est 17 heures, le journaliste repart, les vacanciers vont jouer au tennis. Il fait encore chaud, au moins 30 degrés, les balles fusent. Les rires des copains aussi. Au bout d’un moment, Michel Berger pose sa raquette et tend sa bouteille de Badoit inentamée à son pote Claude Michel. « T’aurais dû boire un peu de flotte « , le gronde gentiment Schönberg.
On ne s’inquiète pas de son départ précipité, le chanteur avait prévenu qu’il devait s’arrêter tôt pour voir « Ruy Blas », avec Lambert Wilson, au festival de Ramatuelle. Mais vingt minutes après, on entend crier au loin. À la maison, Michel fait un infarctus. La suite, c’est un parfait dimanche d’été qui vire au drame. Les médecins, les pompiers, et cette phrase, terrible, fatale , « On est désolés, on ne peut plus rien faire. »
Le musicien qui nous envoyait des flèches en plein cœur vient de voir le sien céder subitement.
Les jours suivants, ses amis apprendront que le chanteur avait fait un premier malaise à la montagne deux ans plus tôt. Qu’il rechignait – aversion peut-être due à son père pour les blouses blanches – à soigner des soucis de cholestérol. Partout en France, les fans en deuil passeront et repasseront les dix chansons de « Double Jeu ».
Dans le dernier titre de son dernier album, Michel Berger y chante pour l’éternité : « Quelqu’un sera là peut-être pour se souvenir/ Que j’étais là ]. .. ]/ Il ne faudrait jamais partir. »
Son fils à la baguette pour la reprise de « Starmania »
Trente ans après sa mort, à 44 ans, quelle trace a laissé Michel Berger dans le paysage musical ? « Il a ouvert énormément de portes, estime le compositeur Claude-Michel Schönberg. Michel a contribué à changer une grande partie de la chanson française. Sans lui, probablement qu’il n’y aurait pas eu Jean-Jacques Goldman, par exemple. »
D’ici à octobre, un nouveau best of, disponible en trois formats (CD, triple CD et double vinyle), réunira ses incontournables. Un écrin assorti de la réédition à la même période de « Puzzle », rareté de 1971. Un album pour lequel le jeune musicien de 23 ans avait cassé sa tirelire afin de se payer un orchestre symphonique. Alliage entre rock et classique, disque qui casse les frontières, « Puzzle » préfigure l’ambition concrétisée près de dix ans plus tard avec « Starmania ». L’opéra rock créé par Michel Berger et Luc Plamondon s’apprête aussi à revivre à l’automne. Les affiches de la nouvelle version que s’apprête à mettre en scène Thomas Jolly, grande figure du théâtre contemporain, fleurissent déjà à Paris.
Rendez-vous à la Seine musicale en novembre
Une reprise dans laquelle les chorégraphies – signées du Belge Sidi Larbi Cherkaoui – auront une part importante, contrairement aux versions précédentes. Après des reports dus à la pandémie, « Starmania » atterrira à partir du 8 novembre à la Seine musicale, à Boulogne-Billancourt (Hauts-de-Seine), avant une tournée des Zénith à compter de février 2023. En coulisses, garant du patrimoine de son père, un certain Raphaël Hamburger, qui avait 11 ans au moment de la mort de Michel Berger, œuvre très activement sur cette reprise dont il est en quelque sorte le chef d’orchestre. Le jeune quadragénaire travaille depuis des années dans la production musicale. Très discret, il refuse, pour l’heure, toute demande d’interview. Mais les personnes qui l’ont croisé parlent d’un homme « fin, très malin, d’une extrême pudeur », préférant rester dans l’ombre. « Faut le comprendre : ce n’est pas facile quand on est le fils de Michel Berger et France Gall », souffle un ami.
Magazine : Le Parisien Dimanche
Dossier réalisé par Grégory Plouviez
Numéro 31 juillet 2022
Numéro : 3667
Merci à Elisabeth.